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Point de vue

"La petite fille aux ballons" ou l'impossible quête d'une mère

Avec ce roman profond et bien documenté publié aux éditions Riveneuve en 2016, Colette Berthès, qui partage sa vie entre Palestine et Quercy, livre une fiction riche doublée d’un témoignage très complet sur la vie quotidienne en Palestine depuis plus de 20 ans — depuis l’échec des accords d’Oslo et l’assassinat d’Yitshak Rabin en 1995 par un extrémiste juif.

Dans « La petite fille aux ballons » (titre inspiré par le fameux tag de Banksy peint, tout près du check-point de Qalandya, sur le mur de séparation entre Israël et la Cisjordanie), tout commence également par un attentat. Un attentat-suicide cette fois, celui d’Amal — prénom qui veut dire « espoir » en arabe — jeune avocate palestinienne originaire de Bethléem mais vivant et travaillant à Ramallah. Vêtue à la manière d’une stricte maman juive, porteuse de quelques ballons de baudruche achetés avant l’horreur à l’entrée d’un parc familial, elle se fait exploser devant un café bondé de Jérusalem-Ouest où sont entre autres attablés de jeunes militaires israéliens. Juste avant son sacrifice, elle a offert un de ses ballons à une petite fille du café d’en face…

Pour Laïla, la mère d’Amal, une vraie maman celle-là, le choc causé par cette mort atroce est immense, inacceptable ; passée le temps du deuil et de la dépression — Laïla a déjà perdu son mari « à cause de » l’occupant, lors d’un contrôle qui a mal tourné — elle décide de comprendre et se lance dans une véritable enquête, une quête même. Chemin faisant, la mère aimante, attentionnée, tolérante — elle ne porte pas le voile et fume comme un pompier — va découvrir, non sans douleur, qu’elle ne connaissait plus sa fille. Que, par exemple, plus encore que sa famille — sacro-sainte en Palestine —, Amal, célibataire, a aimé des hommes une fois adulte, et s'est liée d'amitié avec David-Daoud, jeune juif d’origine géorgienne passé « de l’autre côté » et vivant dans un camp de réfugiés. Passionnant et rare personnage qu’ose là Colette Berthès.

Oui, sur un sujet sensible — encore plus depuis le récent regain de violence dans les territoires palestiniens occupés et Gaza —, l’auteure ose beaucoup, tout en partageant sa parfaite connaissance de sa terre d’adoption — elle est mariée à un palestinien originaire d’un village proche d’Hébron. Ces deux personnages féminins principaux, fille et mère, sont loin de l’image qu’on peut avoir de « la femme arabo-musulmane contemporaine » et en sont forcément passionnantes. A travers de (trop ?) nombreux flash-backs, leurs destins s’entrecroisent, se répondent ou s’opposent, l’une morte en martyre, l’autre bien vivante mais devant subir les conséquences de l’acte insensé de l’aînée de ses filles — saisissante scène de la destruction de la maison familiale, l’une des punitions infligées par le gouvernement israélien aux parents des jeunes martyrs palestiniens.

Leurs portraits mêlés s’ouvrent sur de (là encore,peut-être un peu trop) nombreuses figures secondaires, surtout des femmes, grands-mères, tantes, amies, voisines, collègues de travail, logeuses, qui toutes ensemble, tel un chœur antique, disent à mi-voix l’histoire de leur terre depuis la Nakba — la Catastrophe, c’est-à-dire la création de l’État d’Israël en 1948. Réalistes, malicieuses, fatalistes et en même temps toujours pleine d’espoir — c’est celle qui en porte le nom qui l’a perdu —, elles pérorent, comprennent, se lamentent, prient et rient, pendant un mariage ou une veillée funèbre, tandis qu’à de rares exceptions près — et c’est l’une d’entre elles qui fait la force et l’intérêt de « La petite fille aux ballons » — ce sont les hommes qui vont se faire tuer, volontairement ou involontairement, ou qui passent un temps plus ou moins long de leur vie en prison. Alors il leur reste à récupérer les corps, si c’est possible, s’ils existent encore, ou bien à se débattre pour aller rendre visite à leurs maris, pères, frères, cousins, dans les geôles israéliennes une fois par mois. Des femmes aux vies d’angoisse ou d’attente. Des non-vies même, où perdurent pourtant une forme de joie et de légèreté. Effet d’une religion où tout arrive par la volonté de Dieu ? Colette Berthès ne nous le dira pas car, avec raison, elle laisse la question divine en arrière-plan (alors qu’on sait à quelle point elle est essentielle dans les sociétés arabo-musulmanes) pour mieux se concentrer sur l’humain.

Découvrir ainsi la réalité palestinienne sous occupation, à travers des vies simples, vaut maints livres d’histoire et permet une approche sincère à qui voudrait en savoir plus sur le quotidien d’un peuple oppressé, là, tout près, de l’autre côté de la Méditerranée, la mer des dieux et de toutes les tragédies. Avec son livre, Colette Berthès tend plutôt au drame, au mélodrame parfois, loin de l’épure racinienne — Amal et Laïla font penser aux Iphigénie, Phèdre et autres Bérénice ou Médée si chères à notre autre Jean national. Il faut dire qu’elle connaît, elle, de l’intérieur, tout ce qu’endure la Palestine depuis des décennies ; alors on lui accorde d’écrire avec urgence et une vraie soif de dire, de tout déballer même — beaucoup de « linge sale » dans les familles palestiniennes — quitte à ne pas plaire à toute le monde, un certain monde militant qui ferme trop facilement les yeux sur certains travers de la situation d’occupation : la collaboration d’un nombre non négligeable d’occupés, l’hypocrisie d’autres au moins aussi nombreux qui « font affaire » avec Israël, ou la déliquescence, la corruption du pouvoir politique en place sans élections depuis plus de quinze ans. Contredisant le visuel de couverture de son livre, Colette Berthès nous rappelle que rien n’est jamais noir ou blanc quand il est question d’histoire(s) humaine(s), et que le gris n’est ni une couleur ni une solution, que pour être vivant, il faut savoir choisir, trancher même ,à vif parfois, entre le bleu de l’air et de l’eau, le vert d’un pays et des arbres, et le rouge du sang.

Amal a fait son choix, et la révélation finale sur les raisons profondes de son geste de mort secoue en même temps qu’elle apparaît malheureusement logique dans sa folie désespérée. Raisons logiques et humaines, donc touchantes et universelles. Et c’est là le tour de force du livre : nous rendre si proches ses personnages qu’on s’identifie à eux malgré l’exceptionnel et l’intolérable de ce qu’ils vivent. Un livre vibrant.

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