La Course des Géants au Théâtre des Béliers Parisiens à 21 heures du mardi au samedi (et le dimanche à 15 heures)
D’abord il y a les rites inhérents à la fréquentation des petits théâtres privés parisiens. Le jeune comédien bogosse en école qui accueille en se la jouant un peu, la caissière cool dans sa grande boite d’allumettes vitrée, la file d’attente dans la rue en attendant que le spectacle de 19 heures se termine. Immense la file, et pas seulement parce qu’en gros, chacun respecte les 1 mètre de distanciation sociale. Non, il y a vraiment du monde. Et de l’excitation, de l’impatience, un zeste d’enfance dans les yeux au-dessus des masques à dominante bleu layette ; presque ce brillant papillonnant du regard du drogué encore en manque : avant celles des vaccins, il nous en a manqué combien des piquouses de spectacles ? Ouais, besoin d’une bonne dose en ce drôle d’été ! Et puisque, comme d’habitude, la plupart des théâtres parisiens sont fermés en juillet/août — un comble après des mois de fermeture-Covid, mais en France les vacances d’été, hein, c’est sacré, quitte à faire plonger tout le pays dans une quatrième vague qui sera forcément plus salée que les trois précédents, mais tant pis —, puisque les grand festivals ont lieu ailleurs, les amateurs de spectacles bien faits se replient vers des lieux comme les Béliers Parisiens, anciennement Sudden Théâtre, et « adaptation capitale » de l’aventure du Théâtre des Béliers d’Avignon, ouvert il y a 10 ans et vite devenu un incontournable du Off. A 19 heures se joue pour une énième reprise (méritée) de la pièce qui a fait connaître Alexis Michalik, Ls Porteurs d’Histoire ; et à 21 heures (et quelques, le temps que les « spectateurs du dîner » soient sortis, que la salle soit ensuite aérée, et que les « spectateurs du souper » s’installent, au coude à coude) La Course des Géants de Melody Mourey.
En moins de deux heures, la pièce raconte à toute allure l’histoire de Jack Mancini « De qui ? » allez-vous demander. De Jack Mancini, l’homme qui ne fut pas dans la mission Apollo 13 mais qui, gamin paumé des quartiers italiens de Chicago mais surdoué en maths et repéré par un prof d’université, va la sauver, avant de partir, qui sait, pour la mission suivante. Car, vous l’aurez compris, Jack Mancini n’a pas vraiment existé mais la pièce est inspirée de faits réels, du fameux discours de Kennedy du 12 septembre 1962 à propos du voyage sur la lune — « we choose to go to the moon » — aux premiers petits pas d’un terrien sur son fameux satellite le 20 juillet 1969, en passant donc par l’histoire d’un pur produit américain, Jack Mancini, qui va malgré la drogue, la prison, des espions russes, va réussir à vivre son rêve : devenir astronaute.
Jordi Le Bolloc’h incarne à lui tout seul — c’est à dire sans jamais changer de rôle — ce personnage dépassé par lui-même et par l’Histoire, entouré de cinq histrions qui jouent eux une dizaine de rôles chacun, pleins d’une joie et d’une gourmandise communicatives — avec mention spéciale pour l’hilarant Nicolas Lumbreras. Pièce rapportée de ce drôle de Club des Cinq — la pièce a un vrai côté vintage régressif —, Jordi Le Bolloc’h a l’air un peu fade, un peu perdu au cœur d’une danse endiablée à laquelle il ne participe qu’à l’occasion de chorus ou de chorégraphies savoureusement amenés. Ailleurs, sa palette de jeu semble un peu limitée pour incarner toutes les émotions qui brinquebalent Jack, et les moments de désarroi et de larmes ne sont pas loin de la soupe à la grimace.
Mais avec et autour de lui, ça pulse, ça va vite, ça ose, ça invente et ça manipule plein d’objets qui roulent. Comme souvent désormais — mais ici avec un certain brio qui alterne images fabriquées (un grand mur de papier peint fleuri pour un appartement ou des alignements de bouteilles pour un bar) et documents d’archives (dont ces désormais éternelles images d’alunissage dont on ne se lasse pas —, les changements de décor, de lieu ou d’époque reposent sur la multi-projections d’images vidéo parfois pleines de poésie : la lune fait toujours rêver… Les scènes souvent bien écrites (surtout celles purement comiques) s’enchaînent sans temps mort, et on révise notre histoire contemporaine tout en prenant un vrai plaisir de théâtre : on nous raconte une belle et on y croit de bout en bout.
Bien sûr, on est au théâtre privé où le jeu est un peu forcé, les effets un peu appuyés — mais remarquable et très fin travail sur la lumière et le son —, la recette michalikienne du grand pan d’Histoire raconté pied au plancher par une vraie troupe de comédiens soigneusement appliqué, mais on ne va pas bouder son plaisir. Il est évident sur scène pendant 1h40 et l’est encore plus à la fin de la pièce : les applaudissements explosent, quelques personnes sont debout, les rappels s’enchaînent pour la plus grande joie des six mousquetaires, et eux comme nous, spectateurs qui avons bravé la peur pour de nouveau s’asseoir côte à côte, savons bien que ce qui est applaudi à cette heure-là — presque 23 heures — dans ce joli théâtre-là — où, au-dessus, vibrionne une école de comédien, celle sans doute du jeune premier qui faisait l’accueil dans la rue — ce sont nos retrouvailles, notre retour à ce qu’on avait pris l’habitude d’appeler la vie en Occident occidental.
Car oui, le théâtre, c’est la vie. C’est une course que tout le monde court en même temps, les yeux tournés vers un but à atteindre, un mystère à comprendre, et les cœurs battant à l’unisson. C’est regarder des géants — la scène réhausse — qui nous aide à la fois à grandir et à nous divertir — au sens réellement pascalien du terme depuis que la pandémie a desserré (momentanément ?) son étreinte. Car oui encore, et malgré ses défauts, Jordi Le Bolloc’h est un géant, et ses cinq compagnons de jeu le sont autant que lui ; et nul doute que Melody Mourey ira loin, forte de son rêve à elle : faire du théâtre. Bel été à elle et à toute son équipe, ainsi qu’à celle du Théâtre des Béliers Parisiens (14 bis rue Sainte-Isaure, Paris 18ème, M° Jules Joffrin, et plein de lignes de bus pas loin).
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