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Birmanie, nouvelle crise politique dans le pays fragilisé

L’armée a pris le pouvoir en Birmanie le 1er février dernier alors que la démocratie semblait peu à peu en voie de s’établir. Est-ce vraiment une surprise ? En vérité, l’armée n’a-t-elle pas toujours dirigé le pays ?

Si les révoltes successives n’ont jamais réussi à la chasser du pouvoir, c’est bien qu’une partie de la population, silencieuse et attentiste, considère que c’est un moindre mal. Certes, le parti d’Aung San Sur Kyi, (la LND) a remporté très haut la main les élections démocratiques de novembre. Mais combien de citoyens sur les 57 millions que compte le pays vont-ils vraiment se soulever pour protester contre la confiscation par l’armée du processus démocratique ? Le soulèvement actuel, comme en 1988 ou en 2007, a enflammé les grandes villes, principalement Rangoun, la capitale économique. Elle ne concerne la portion la plus éduquée, la plus urbaine, des Birmans. Cette année, le corps médical mis en avant par l’épidémie, en est le fer de lance de la contestation. Mais qu’en est-il d’autres couches de la population, souvent séduite par un nationalisme exacerbé par les militaires ?

Pour entretenir ce sentiment d’une nation assiégée, le pays est en guerre, sans relâche, depuis l’indépendance en 1948. L’armée qui a toujours besoin d’un ennemi pour mieux régner, entretient en permanence une série de conflits périphériques sur des confins où les législatives n’ont même pas été organisées, officiellement en raison de la Covid. La Birmanie est composée d’une partie centrale peuplée de Birmans (localement, on dit les Bamars) qui représentent les deux tiers de la population et d’une multitude de peuples périphériques qui, eux, occupent les deux tiers du territoire. Officiellement, ils sont 135, mais seuls une douzaine de peuples sont importants : les Shans (environs 5 millions), les Karens (4 millions), les Kachins, les Chins, les Môns… pour ne citer que les plus nombreux. Certains ont refusé dès avant l’indépendance d’être intégré au pays, d’autres ont fait sécession très vite et ont pris les armes pour assurer leur propre indépendance. Certaines régions du pays échappent ainsi totalement au pouvoir central depuis 1948. La Chine, avec qui la Birmanie entretient plus de 2000 km de frontières, joue un jeu très ambigu. Elle a toujours soutenu le régime birman (Pékin n’a pas condamné ce nouveau coup d’État) et en même temps, elle appuie les sécessions pour mieux faire pression sur ses obligés. Les trafics de pierres précieuses ou d’opium ont permis pendant des décennies aux armées locales de tenir la dragée haute à Rangoun. Le 7 février dernier, le pays Shans célébrait sa fête nationale en organisant des défilés militaires de manière à bien monter sa puissance. Une partie non négligeable du territoire birman échappe au contrôle de l’armée birmane, laquelle sait jouer habilement sur la thématique de la patrie en danger pour se maintenir au pouvoir.

Ces dernières années, certains de ces peuples, fatigués eux aussi de la guerre, ont négocié un statu quo avec le pouvoir central, à la faveur d’un dégel du régime. En 2011, les Shans ont conclu une trêve sans baisser les armes. En 2012, c’est avec la très offensive armée Karen que la Tatmadaw (l’armée birmane) a signé un cessez-le-feu… Depuis une dizaine d’années, les confins orientaux devenant moins chauds, l’armée risquait de ne plus pouvoir jouer de la même manière sur la corde du chauvinisme ethnique.

C’est alors qu’un nouvel ennemi a été désigné : les Rohingyas. L’ennemi idéal : c’est parmi eux que les Britanniques ont recrutés des supplétifs pour maintenir l’ordre colonial. Ce sont donc des « traîtres à la patrie », des harkis, en quelque sorte. Et qui plus est, des musulmans, dans un pays à plus de 90 % bouddhiste. Bien qu’ils vivent dans la province occidentale depuis de nombreuses générations, leur citoyenneté birmane leur a été retirée en 1982. De persécutions en brimades, certains avaient fini par prendre les armes. Quand en 2017, l’armée birmane a engagé la violente répression contre ce peuple, elle a eu, évidemment, le soutient massif de la population, tous partis confondus. Le piège s’est refermé sur Aung San Suu Kyi qui était alors la cheffe de facto du gouvernement. Quand elle a dû répondre à la une convocation de la Cour de justice internationale de La Haye, pour répondre d’une accusation de génocide visant son pays, elle a défendu sans réserve son armée. Cette armée qui la persécute depuis tant d’années, mais pour laquelle elle a, elle aussi, toujours eu un faible. Cette armée n’a-t-elle pas été fondée par son propre père ? Aung San Suu Kyi est une femme d’ordre et une Bamar tout comme le sont les principaux cadres de l’armée. Le drame des Rohingyas a été un tournant pour la Dame de Rangoun. L’icône des Birmans (enfin celle des démocrates bamars), leur « mère » (Day Suu), s’est soudain retrouvée conspuée par l’opinion mondiale. La ville de Paris en avait fait une citoyenne d’honneur, ce titre lui a été retiré en 2018. Un peu partout dans le monde ses portraits ont été enlevés des universités ou des sites internet. La démocratie birmane, encore embryonnaire est tombée dans le piège du nationalisme ethnique. Il est vrai que même des démocraties bien établies ne sont pas immunisées. L’Inde, sa voisine, est en train d’y sombrer elle aussi.

Aurait-il pu en être autrement ? Certainement. Le pays promis à l’indépendance était piloté par Aung San. Il était le chef du gouvernement provisoire. Les Birmans aujourd’hui le vénèrent comme le héros de l’indépendance. C’est lui qui négociait l’émancipation du pays avec les Anglais, et il envisageait une Union Birmane (nom officiel du pays à l’indépendance). Un pays dans lequel la diversité ethnique serait reconnue. Lors d’une conférence réunis à Panglong, en pays Shans, le 12 février 1947, il avait réussi à convaincre les représentants de la plupart des ethnies, d’envisager une construction de type fédéral. Cette réunion a fait date dans l’histoire du pays au point que le 12 février est toujours férié sous le nom de Jour de l’Union (l’Union du Myanmar, aujourd’hui). Mais, on le sait il n’en sera rien. Aung San sera assassiné quelques mois plus tard, le 19 juillet (ce qui vaut à la Birmanie un autre jour férié à sa mémoire), avant même l’indépendance du 4 janvier 1948. Sa fille, Suu Kyi, avait deux ans.

Une démocratie parlementaire, et chaotique, sous la surveillance de l’armée a fonctionné quelques années, avant qu’intervienne un premier coup d’État, celui de 1962 qui a établi l’armée au pouvoir. Et finalement, jusqu’à nos jours, elle ne l’a jamais quitté. Ce premier putsch avait porté au pouvoir le général Ne Win (un ancien camarade de Aung San dont on soupçonne qu’il ne serait pas étranger à son assassinat). Celui-ci a dirigé par la terreur, un pays replié sur lui-même, jusqu’à sa démission en 1988. Mais il continuera à tirer les ficelles, dans l’ombre, quasiment jusqu’à sa mort en… 2002.

C’est la révolte du 8 août 1988, qui l’avait obligé à quitter le devant de la scène. Cette fameuse insurrection du 8888 que les démocrates birmans célèbrent chaque année par des manifestations plus ou moins réprimées selon l’époque. Ce premier « printemps » birman n’avait duré que quelques semaines. Un deuxième coup de force militaire, dirigé par le général Saw Maung était venu vite rétablir l’ordre. Aung San Suu Kyi, qui vivait à Londres, se trouvait par hasard à Rangoun auprès de sa mère malade. La voilà assignée à résidence et réduite au silence pendant plus de 15 ans. Elle ne reverra jamais son époux resté à Londres. Très vite, la fille du héros de l’indépendance est devenue l’égérie des démocrates. La Dame de Rangoun a été gratifiée du prix Nobel en 1991, juste pour le symbole qu’elle représentait.

Un dégel avait ensuite permis des élections libres en 1990 (les premières depuis 1960), remportés à 80 % par la Ligue nationale pour la démocratie (LND), le parti qui soutient Aung San Suu Kyi. Faux espoirs ! Elles ont été annulées. Exactement comme celles de novembre 2020 très largement gagnées, à nouveau, par la LND. Trente ans sont passés et les vieux militants démocrates ont l’impression de revivre la même histoire. Certains sont descendus dans la rue pour soutenir activement les plus jeunes, d’autres ont été préventivement emprisonnés le jour même du putsch du 1er février dernier.

En 2007, nouvelle tentative. Une brève « révolution safran » s’était terminée dans le sang, l’armée ayant tiré sur la foule des manifestants. Et, nouvelle reprise en main du pays par les militaires, lesquels n’avaient pourtant jamais vraiment lâché le pouvoir. La junte impose en 2008 une nouvelle constitution prévoyant que les ministères de l’intérieur et de La Défense soient réservés à l’armée ainsi que 25 % des sièges de la chambre haute du parlement. C’est la constitution actuelle, sur laquelle s’appuient les militaires, car elle autorise, bien sûr, la reprise du pouvoir par l’armée. Ce qui a été qualifié de quatrième coup d’État militaire depuis l’indépendance est donc totalement « légal ». C’est du moins ce qu’affirment les militaires en s’appuyant sur le texte de leur constitution. Se défaire d’une telle charte n’est pas aisé. Les Chiliens qui tentent, en 2021 seulement, de réécrire une constitution imposée en 1988 par la dictature de Pinochet, en savent quelque chose.

Les élections de novembre 2020, en Birmanie, ont donné une écrasante majorité à la chambre basse pour la LND : 258 sièges contre seulement 26 au parti des militaires. Le nouveau gouvernement se retrouvait en mesure de modifier le texte de la constitution. Min Aung Hlaing, le chef des armées, n’a pas voulu courir le risque. D’autant que l’armée, comme dans tout régime militaire, contrôle des pans entiers de l’économie, au profit de ses principaux cadres et de leurs familles. C’est aussi ce pouvoir-là qui était en jeu. L’évolution vers un fonctionnement plus libéral de l’économie ne pouvait que menacer les monopoles établis. Min Aung Hlaing, en raison de son âge, devait d’ailleurs être mis à la retraite avant l’été. Ce coup de force fait de lui l’homme fort du pays, officiellement, pour un an mais, peut-être pour beaucoup plus longtemps si les manifestants perdent leur bras de fer avec l’armée. Celle-ci aura beaucoup plus de mal à tirer massivement sur la foule comme elle l’a fait en 2007. Bien que des blessés par balle commencent à affluer dans les hôpitaux… 

Min Aung Hlaing a la garantie de Pékin (et même de Moscou) que les Occidentaux ne tenterons rien, hormis sans doute des sanctions économiques visant la junte. Cela dit, Min Aung Hlaing,fait déjà l’objet de mesure de rétorsion depuis les exactions des militaires contre la minorité musulmane rohingya en 2017.

Les autorités de Bangkok peuvent en témoigner, un pouvoir autoritaire peut résister longtemps à des manifestations épisodiques de centaines de milliers de jeunes urbains déterminés à rétablir la démocratie en Thaïlande, mais sans que le pays profond ne les suive dans leur démarche. L’évolution politique de la région n’invite pas à l’optimisme, même si la reprise du salut à trois doigts (que l’on doit au film “Hunger Games”) une symbolique empruntée aux manifestants thaïlandais de 2014, et qui a aussi été adoptée par ceux de Hong-Kong, peut laisser croire à une solidarité démocratique internationale. Toutefois, l’histoire ne s’écrit pas à l’avance, le pire n’est jamais sûr. On dit que des fonctionnaires commencent à désobéir, pour peu que la contestation touche aussi les militaires de rangs intermédiaires… Il est difficile de prévoir l’évolution d’un mouvement politique en cours. On peut espérer que la Birmanie ne soit pas assignée éternellement aux régimes militaires.

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